La 3e édition de Culture Futur, organisée dans le cadre du Festival Jour&Nuit les 7 et 8 septembre derniers, portait cette année sur un thème nous tenant à cœur : la place des femmes dans les secteurs de la culture et du numérique.
Une première table-ronde rassemblait des actrices de la culture, de l’informatique, du numérique, afin de croiser les regards, de mettre en lumière ces réalités et d’évoquer des pistes pour faire évoluer les choses.
Si ces deux secteurs sont très différents, ils ont en commun la faible place des femmes.
Valérie Peugeot, chercheuse au laboratoire de science sociales et humaines Orange Labs, qui animait la table-ronde, se questionnait en préambule : « comment expliquer que ces deux univers soient aussi incapables l’un que l’autre de se penser au féminin, si ce n’est dans les marges ? »
Tout en pointant plusieurs enjeux, dont celui de l’accès à l’emploi : « Combien de talents sous utilisées, à cause de ces mondes fermés sur leur masculinité ? » Mais ce sont aussi des questions plus structurelles que posent ces inégalités : alors que l’innovation numérique « ne cesse de se reconfigurer dans un aller-retour avec nos pratiques sociales, nos manières de travailler, de socialiser, de produire, de consommer, de nous déplacer, de penser notre corps, notre intimité », doit-on laisser cette architecture des monde technologiques et sociaux au prisme du masculin ?
Florence Sèdes illustrait la situation dans le monde de l’informatique, dans lequel les inégalités de représentation existent dès les cursus scolaires, puisqu’on compte moins de 15 % d’étudiantes à l’université ou dans les IUT dédiés à l’informatique. « Il n’y a pas de vivier » ; contrairement au domaine de la culture, les filles ne sont pas, aujourd’hui, candidates pour de telles formations. Cela n’a pas toujours été le cas : les tous débuts de l’informatique ont compté nombre de femmes (Grace Hopper, Margaret Hamilton…) – jusqu’au développement de l’informatique personnelle et à sa démocratisation dans les dernières décennies du 20e siècle, qui a vu une chute drastique des effectifs au profit des hommes. Aujourd’hui, « le numérique » bénéficie d’une image plus positive auprès des femmes – notamment parce que le numérique englobe un ensemble de postes moins techniques, au-delà du code informatique (communication, management, marketing…) ; c’est notamment le cas dans le monde du jeu vidéo, dont venait parler Marie Franville, une des représentantes du collectif Women in Games. Un peu plus de 20 % de femmes travaillent dans ce milieu, avec moins de 15 % sur les postes techniques, alors que plus d’un joueur sur deux est une joueuse.
Pas de problème de « vivier » du côté de la culture. Mais les disparités sont là…
Valérie Peugeot soulignait ainsi la corrélation inversée entre taille du budget des structures labellisées et la direction par les femmes1 ; en somme, plus les budgets sont importants, moins il y a de femmes aux postes de direction. Dans ce secteur, cela se joue sur « la visibilité et le prestige », mais aussi dans la confiance en soi, dans la capacité à prendre la parole, rapportait Cécile Bonthonneau. Dans le monde de la culture, les directeurs, en lien avec les artistes, sont des hommes (2/10, seulement sont des femmes !). En revanche, les fonctions supports sont assurées par des femmes. La progression des carrières se fait beaucoup par cooptation, ce qui est un fort mécanisme de discrimination. Les exigences de mobilité professionnelles jouent également…
Comment dépasser les inégalités ?
Dans le domaine de l’informatique, il faut attaquer les représentations : il reste encore un fort travail à faire auprès des plus jeunes, pour changer les représentations, sortir d’une image du geek masculin isolé dans une cave, et renforcer l’attractivité des métiers de l’informatique. C’est un domaine qui embauche, cela a donc du sens d’amener des publics fragiles vers l’informatique, parfois également en dehors des filières publiques, qui ne permettent pas les quotas. Dans cet esprit, Florence Sèdes a contribué à fonder en Région Occitanie des écoles de la réussite qui forment spécifiquement des femmes en rupture.
Une des missions du collectif Women in Games, qui rassemble des professionnelles du jeu vidéo, est également d’intervenir dans les universités et dans les écoles afin de sensibiliser les étudiantes sur l’emploi dans ce secteur, tout en travaillant à informer et sensibiliser les hommes.
Ce n’est en effet pas seulement la représentation professionnelle qui doit bouger, mais également la représentation dans les œuvres et médias (qui peut d’ailleurs contribuer à façonner nos représentations d’un sujet). Comme l’évoque Cécile Bonthonneau, peu de films passent le test de Bechdel, proposant une vision des femmes tronquée. Il nous faut nous entraîner à voir « en négatif », à quoi ressemblerait un monde où les femmes seraient aux places occupées aujourd’hui par des hommes, pour prendre conscience que l’ordinaire d’aujourd’hui ne devrait pas l’être. Le jeu vidéo, qui a beaucoup été pointé du doigt pour sa représentation des personnages féminins, évolue lui-même depuis quelques années, proposant des personnages plus neutres, moins sexualisés.
Le numérique – en tant qu’ensemble d’outils – peut aussi jouer un rôle, notamment via la mobilisation et l’analyse des données et des statistiques, en faisant émerger d’autres réalités que celles présentées via les nombres érigés en arguments d’autorité ; en rendant visibles des catégories sociales discriminées par exemple, comme l’évoque l’ouvrage Statactivisme2 que mentionne Sylvia Fredriksson, qui insiste sur la nécessité d’une littératie numérique pour comprendre ces questions.
Des collectifs, initiatives, prises de parole, peuvent aussi contribuer à faire évoluer les choses ; dans le numérique, de plus en plus d’acteurs et actrices refusent d’intervenir lors de tables-rondes exclusivement masculines (#JamaisSansElles) ; le site «expertes.fr» est un annuaire d’intervenantes potentielles sur des sujets très divers, afin de favoriser la représentation des femmes dans des tables-rondes, évènements, projets… Des réseaux d’entrepreneuses voient le jour, comme Réselles en Isère, afin de mener des actions de sensibilisation. Dans le numérique comme dans la culture, des associations repèrent les inégalités, interpellent les acteurs, accompagnent des projets de changement, afin de faire bouger les choses, à l’image d’Hommes / Femmes Rhône-Alpes, dont Cécile Bonthonneau est une des représentantes.
Dans le mouvement des communs et notamment des communs numériques, la place des femmes et du genre est de moins en moins un impensé ; alors qu’hier, l’attention des acteurs se focalisait sur les objets au cœur de ces communs, elle se déplace aujourd’hui de plus en plus vers la communauté elle-même, témoigne Sylvia Fredriksson. Quelles conditions pour faire en sorte que chaque membre d’une communauté puisse intervenir au même titre que les autres, se sente « capable » (selon la notion de « communs de capabilité » développée par Geneviève Fontaine3), notamment les femmes ? C’est à cette condition que les communs pourront réellement contribuer à des changements sociétaux.
En somme, si les disparités entre les femmes et les hommes dans la culture et le numérique sont encore très importantes, nous ne sommes pas non plus dans une impasse : les choses bougent, certes lentement, mais de plus en plus d’acteurs et d’initiatives se préoccupent de ces questions. Éducation, formation, sensibilisation, distribution des financements, politiques culturelles et numériques… sont autant de domaines sur lesquels il reste beaucoup à faire pour faire changer les choses !
Et pour aller plus loin sur ce sujet….
Les échanges se sont poursuivis dans l’après-midi, grâce à trois ateliers, qui ont permis d’aborder le sujet selon des angles différents :
La communication non-sexiste
Comment, pour une structure, un programmateur, un acteur numérique ou culturel, communiquer de manière « inclusive » ? Au-delà du seul sujet de l’écriture inclusive, qu’est-ce qu’une communication non sexiste ? Quels termes, quels éléments visuels bannir pour communiquer en incluant et en s’adressant aux femmes comme aux hommes ? Après une mise en contexte du sujet, notamment du point de vue du langage, par Marinette Matthey, Professeure en sciences du langage à l’Université Grenoble Alpes, les échanges se sont poursuivis plus largement autour de la communication. Lucie Carenza, responsable de la Maison pour l’égalité femmes-hommes d’Échirolles/Grenoble-Alpes Métropole, a présenté la charte mise en place au sein de la Ville d’Échirolles pour promouvoir une écriture égalitaire dans leurs documents administratifs et de communication. Nous avons finalement travaillé sur des documents de communication pour chercher comment les réécrire de manière non-sexiste. Vous pouvez retrouver ici une partie des slides que nous avons présentés (et beaucoup discuté!) à cette occasion, ainsi que plusieurs guides et manuels d’aide à une communication non-sexiste.
La place des femmes dans la culture, en datavisualisation
Sylvia Fredriksson animait en parallèle un atelier autour de la datavisualisation des inégalités hommes-femmes dans la culture. Ou comment rendre tangible cette réalité, à travers des explorations des données…
Premier tour de table autour d’une dataviz sur les femmes dans l’agriculture dans les pas en voie de développement : l’occasion d’analyser différents niveaux de lecture et la mise en scène des illustrations, pour s’interroger sur les intentions et le public ciblé. Nous avons ensuite plongé dans le sujet du jour, en explorant des données issues du Rapport de l’Observatoire 2018 de l’égalité femmes hommes dans la culture et la communication.
Les participant.es ont identifié en petits groupes des phénomènes à mettre en lumière, des questions à se poser, des données permettant d’y répondre : nombre de femmes à la tête des structures culturelles et montant des budgets qu’elles gèrent, part de femmes chez les conseillers ministériels à la culture, carrières féminines dans la culture ou encore évolution du nombre de films réalisés par des femmes, sont autant de sujets qui ont été traités à cette occasion. Munis de post-it, crayons et paperboards, nous avons finalement construit nos propres visualisations des résultats de nos explorations.
Rendre visible la place des femmes dans l’espace public… grâce aux données et à la cartographie !
Les inégalités hommes-femmes ne sont bien sûr pas propres au numérique et à la culture… avec ce troisième atelier, il s’agissait plutôt d’utiliser le numérique, justement, afin de mettre en lumière quelques unes de ces inégalités dans la ville. Quelques unes seulement, car dans le temps de l’atelier, il nous fallait avoir des sources de données déjà disponibles, pour les utiliser.
Nous avons ainsi exploré plusieurs des jeux de données de la ville de Grenoble en open data (équipements sportifs, culturels, scolaires, parcs et jardins…)… et force et de constater que la place des femmes y est réduite, si l’on compare les dénominations ces équipements, dont la répartition féminin/masculin… comme nous avons pu le constater en cartographiant ces données en utilisant avec les participantes l’outil Umap, ce qui rend la chose tout de suite beaucoup plus parlante. En y ajoutant les noms de rue, voici ce que l’on a obtenu !
Les biais de genre sont aussi sur Wikipédia…
Le lendemain, place à une autre manière de redonner leur place aux femmes dans la culture et le numérique : en les rendant visibles sur Wikipédia, au cours d’un Editathon animé par Loraine Furter, le collectif Wikipédia de Grenoble, et les ateliers des Horizons.
En 2016, Wikipédia en français comptait 450 000 biographies d’hommes, contre 75 000 de femmes (soit 14% de femmes). Par ailleurs, seulement 10 à 15% des contributeur·trice·s sont des femmes.
Cet éditathon était l’occasion d’apprendre à enrichir Wikipédia en y mettant les femmes à l’honneur. Retrouvez ici quelques photos de l’événement.
Voici les articles crées à cette occasion :
Ariel Salleh (création, ébauche encore en brouillon) ;
Béatrice Josse (création) ;
Emma Lavigne (création) ;
Julie Crenn (création) ;
Mélanie Wenger (création, ébauche encore en brouillon) ;
de:National Association of Colored Women’s Clubs (Erstellung = création) ;
Zainab Fasiki (création).
Articles modifiés :
Anna J. Cooper (enrichissement) ;
Biennale d’art contemporain de Lyon, notice de l’édition 2017 (enrichissement) ;
Born in Flames, film, v.fr et v.en (ajout de références) ;
Coming-out (enrichissement) ;
Élisabeth Dmitrieff (enrichissement) ;
Homosexualité (enrichissement) ;
Joanna Macy (enrichissement).
1 Edition 2018 de l’observatoire des inégalités homme femmes dans la culture et la communication publié par le ministère de la communication
2Statactivisme -Comment lutter avec des nombres, Isabelle BRUNO, Emmanuel DIDIER, Julien PRÉVIEUX
3Les conditions d’émergence de communs porteurs de transformations sociale, Fontaine Geneviève, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01539864
Culture Futur était organisé par la Scop La Péniche, le MAGASIN des Horizons et La Belle Électrique.